7

 

 

Senmout, quant à lui, n’avait pas oublié Hatchepsout. Pendant la journée il ne connaissait aucun répit. Ses nuits étaient hantées de rêves où la princesse le montrait du doigt aux gardes de Sa Majesté qui se précipitaient pour l’arrêter. Pendant le deuil, rien ne lui était arrivé, mais il restait convaincu de sa culpabilité dans l’empoisonnement de Néférou, ce qui le rendait fort malheureux. Il était toutefois parvenu à se dégager de la peur d’une arrestation imminente et les jours défilaient, identiques, au rythme de ses occupations quotidiennes.

« Ai-je été sot d’imaginer que je pourrais m’élever au-dessus de ma condition de simple officiant dans le temple, se disait-il. Aujourd’hui seuls les princes, les prêtres, les nobles ont accès au pouvoir ; je dois essayer d’oublier mes rêves et retourner à mes humbles travaux. »

Mais son cœur lui dictait le contraire : « Continue à croire à la chance que les dieux pourront t’accorder. Et continue aussi à souhaiter que la petite princesse, dans son étourderie, ne soit pas longue à oublier l’audace d’un paysan. »

Il finit par se joindre à ses compagnons pour assister au retour de la famille royale de la nécropole. Bénya l’accompagnait. Ce fougueux jeune homme venait de rentrer d’Assouan, ignorant tout de la tragédie qui frappait le palais. Il devait accompagner le nouveau chargement de pierres à Medinet-Habou, dans le nord du pays, mais toute circulation étant interdite durant les mois de deuil, il avait erré dans Thèbes en compagnie de Senmout, buvant, discutant avec les marchands et les artisans du marché, regardant les forgerons du temple marteler l’électrum pour le transformer en feuilles destinées au revêtement de la vaisselle sacrée. Ils avaient aussi passé de longs moments avec les tailleurs de pierre, avides tous deux de connaissance. Les maîtres d’œuvre connaissaient bien Bénya, son esprit vif et son inépuisable endurance au travail. Mais Senmout leur posa des questions auxquelles ils ne surent répondre. Certes, ils pouvaient lui parler des veines de la pierre, de la façon dont il faut placer des chevilles de bois mouillé pour obtenir une cassure claire et nette, lui dire quelle pierre serait la plus apte à supporter tel ou tel type de construction, quelle autre ne résisterait pas, mais quant aux idées d’ensemble, aux conceptions, aux projets, aux innovations, aux proportions, à tout ce qui suivait ou précédait leur travail, ils étaient bien incapables de dire quoi que ce soit.

— Vous devriez vous adresser à l’un d’entre eux, lui répondit, agacé, un des ouvriers en désignant du coude un groupe d’hommes en perruques courtes affairés autour de nombreux rouleaux de papyrus. Ils pourront répondre à toutes vos questions.

Senmout vit en se retournant un groupe d’architectes, les hommes les plus respectés, honorés et loués de toute l’Égypte. Le grand Inéni s’entretenait quotidiennement avec l’Unique, et il avait de si nombreuses responsabilités que son scribe devait les lui rappeler.

C’est ainsi que Senmout et Bénya apprirent à connaître Thèbes. Il arrivait parfois à Bénya de faire cavalier seul, en raison de son goût pour les sensations fortes de la vie nocturne et pour les maisons closes. Quant à Senmout, il ne connaissait pas d’autres femmes que sa mère, sa cousine Moutny et les petites mendiantes des rues, et sa sensualité se contentait d’apprécier les lignes et les courbes d’un corps, le mouvement d’une chevelure, le reflet du soleil sur des dents éclatantes de blancheur. Ses désirs étaient encore enfouis en lui. Lorsqu’il se retrouvait seul le soir dans sa cellule, il se prenait à penser aux monuments éternels et grandioses qu’il élèverait pour perpétuer sa mémoire.

Deux jours après l’enterrement de Néférou, Senmout était assis sous les arbres en compagnie de Bénya, auprès du pylône qui marquait l’entrée du temple. Le travail ayant repris au temple de Medinet-Habou, Bénya était venu lui faire ses adieux, après avoir préparé ses affaires, pendant que le matériel était chargé dans les embarcations et les pierres arrimées sur les radeaux.

— Combien de temps comptes-tu t’absenter cette fois-ci ? lui demanda Senmout. (La solitude qui l’attendait à nouveau le désolait.)

Bénya s’allongea aux côtés de son ami avec un soupir de bien-être.

— Quelle belle matinée ! Ce sera agréable de naviguer aujourd’hui, sans rien faire d’autre que de regarder défiler les rives. Qui sait quand nous nous reverrons. Peut-être dans deux mois, lorsque l’équipe de construction prendra la relève. Nous aurons encore beaucoup de pierres à tailler et mon maître déteste se presser. Je pense revenir au moment des grandes chaleurs.

Senmout regardait avec envie son ami qui ne dissimulait pas sa joie.

— Et moi ? Que ferai-je en attendant ? Je pense que je devrais aller voir ma famille pour quelques jours, dit-il sur un ton peu convaincu.

Bénya sursauta :

— Comment ? Tu veux quitter Thèbes ? Thèbes si belle, si séduisante en été, pour aller t’enterrer à la campagne ? Tu es malade, Senmout !

— Thèbes ne m’a pas encore séduit, répliqua Senmout avec amertume, au moment où les cors sonnaient depuis le toit du temple pour indiquer que la moitié de la matinée venait de s’écouler.

— Je me demande si je n’aurais pas mieux fait de rester auprès de mes parents, à me briser les reins dans les champs plutôt que sur les carrelages du puissant Amon.

— Ô puissant Amon, déclama Bénya en riant, les yeux fermés. Puisse Senmout quitter ton carrelage pour se réfugier sur tes genoux ! Ô roi des dieux !

Senmout éclata de rire malgré lui et se dérida quelque peu. L’abattement se mariait fort mal avec son caractère.

— Ce qu’il te faut, c’est une jolie fille, capable de te distraire, de te flatter et de t’intéresser à autre chose qu’au savon et à l’eau. J’ai ce qu’il te faut ! Une perle délicate qui appartient à ce gros Libyen – comment s’appelle-t-il déjà ? Tu l’aurais pour presque rien ; je pourrais peut-être me débrouiller pour…

Bénya continua à bavarder ainsi, sans s’apercevoir que son ami ne l’écoutait plus, car il voyait passer en rêve la princesse Néférou, accompagnée de sa suite, des sistres à la main. « Ne parviendrai-je donc jamais à l’oublier ? » se demanda-t-il.

Bénya s’était tu. Il se leva prestement tandis que Senmout s’adossait à un arbre et laissait ses regards errer sur les jardins.

— J’y vais, dit Bénya. Embrasse-moi.

Senmout se redressa et serra son ami dans ses bras.

— Qu’Isis te protège, ajouta Bénya en ramassant ses affaires. (Il allait partir quand tout à coup il glissa à l’oreille de Senmout :) Un soldat de Sa Majesté et un héraut. Ils viennent vers nous !

Senmout acquiesça d’un signe, le cœur battant à se rompre, les mains moites. Ils s’approchèrent de lui et le héraut salua.

— Vous êtes bien Senmout, l’un des prêtres du puissant Amon ? demanda-t-il doucement non sans remarquer l’étrange pâleur de son interlocuteur, puis il fit le salut impérial, le poignet droit contre l’épaule gauche.

— Je suis chargé de vous transmettre une convocation de la part du prince héritier Hatchepsout Khnoum-Amon. Elle vous ordonne de paraître devant elle d’ici une heure, au bord du lac du puissant Amon. Soyez ponctuel. Ne parlez pas avant qu’elle ne vous en ait prié et gardez bien les yeux baissés. Ce sera tout.

Il sourit, salua de nouveau et s’éloigna suivi du soldat.

— Par Osiris, Senmout, que signifie cela ? demanda Bénya tout tremblant. Qu’as-tu fait pour que l’héritière de l’Unique désire te voir ? As-tu des ennuis ?

Senmout attrapa Bénya par les épaules et le secoua.

— Mais non ! Mais non ! Aucun ennui, cher Bénya ! Si l’on devait m’arrêter, elle n’aurait pas envoyé de héraut ! Je vais bénéficier d’une audience !

— Je vois bien ! répondit Bénya qui se dégagea en riant de l’étreinte de son ami. Mais pour quelle raison ? Est-ce un secret ?

— Dans un certain sens, oui. J’ai rendu service à la princesse. Ou plutôt, non, j’ai fait montre d’une imprudence folle, et elle… C’était une erreur, Bénya, qui m’a obsédé durant des semaines. J’en ai été malade. Et à présent…

— Je vois que je vais partir sans avoir rien élucidé, dit Bénya en jetant son sac par-dessus son épaule. Écris-moi, Senmout. Je veux savoir ce qui se passe ici. Ma curiosité est à son comble ! Envoie-moi un rouleau correctement rédigé, écrit par un scribe avisé et sensible, ou sinon à mon retour je ne te parlerai plus.

Il allait partir pour de bon, mais il ne put s’empêcher de se retourner une dernière fois.

— Tu es bien sûr de ne pas avoir d’ennuis ?

— Tout à fait sûr. Je crois… je crois que finalement un heureux destin m’est promis, déclara Senmout en écartant les bras en un geste d’extase et de délivrance.

— Je te souhaite d’avoir raison. Au revoir, Senmout.

— Au revoir, Bénya.

— Écris-moi !

— Sans faute !

Avant même que son ami soit hors de vue, Senmout courut à sa cellule et appela un esclave. Il lui fallait de l’eau et du linge propre, se raser la tête, et le tout en moins d’une heure. Sans faute, se disait-il en se dépêchant, sans faute… Il ne savait déjà plus ce qu’il disait.

 

Une heure plus tard exactement, lavé, rasé et habillé de frais, il escaladait la petite colline verte au sommet de laquelle il s’arrêta pour contempler le lac d’Amon où se balançait mollement la barque sacrée, ses mâts dorés et ses rames argentées étincelant dans le soleil. Mais ses regards ne s’y attardèrent pas, car, non loin de là au milieu de coussins, étendues sur des nattes bleues, l’attendaient deux femmes et une petite fille. Oui, c’est bien elle, pensa-t-il, envahi d’une bouffée de plaisir jusqu’alors inconnue. Agenouillée près d’un panier d’osier, elle conversait avec Nosmé et Tiyi. Elle sentit sa présence et leva les yeux vers lui. Senmout se précipita et tomba à genoux, les bras tendus, le visage contre l’herbe douce et tiède.

Elle toucha légèrement son épaule du pied.

— Vous voilà enfin, dit-elle. Vous pouvez vous relever.

Il se releva sans oser lever les yeux.

Au bout d’un moment, elle s’exclama sur un ton irrité :

— Regardez-moi ! Un tel comportement ne vous sied guère, vous qui n’avez pas hésité à me faire traverser mon domaine sans grands ménagements !

Sa voix n’avait pas changé ; toujours aussi impérieuse, chargée de défi, tout en rendant le son aigu et strident des voix juvéniles… Mais lorsqu’il releva la tête et vit ses grands yeux noirs, son petit menton énergique et sa jolie bouche si bien dessinée, il resta abasourdi. C’était bien elle, et pourtant elle avait changé ; élancée et frêle pour son âge, elle avait cependant perdu au cours de ces derniers mois son allure enfantine. Il sentait en elle se développer la jeune femme qu’elle ne tarderait pas à devenir. Mais il y avait plus encore, la conscience toute fraîche de son sang et de son histoire, le sombre reflet du pouvoir qui brillait confusément derrière son regard inquisiteur et son léger sourire.

Ils se dévisagèrent un moment, puis Hatchepsout hocha la tête, l’air satisfait, et lui indiqua les coussins.

— Asseyez-vous ici, à côté de moi. Je crains de ne pouvoir vous offrir de vieille couverture, mais j’espère que ma natte vous conviendra ? Vous savez, j’avais complètement oublié à quoi vous pouviez bien ressembler, mais en vous revoyant, je me demande comment il a pu en être ainsi. Vous n’avez pas beaucoup changé, n’est-ce pas ?

Elle se rapprocha de lui.

— Avez-vous eu récemment l’occasion de sauver d’autres jeunes filles dans le lac d’Amon ? lui demanda-t-elle en riant.

Elle plongea les deux mains dans le panier d’osier et en sortit deux chatons. Elle déposa délicatement l’un d’eux sur les genoux de Senmout.

— Ce sont les petits de la chatte de Nébanoum. Il me les a donnés. Ils sont tout particulièrement sacrés. Leur mère vient du temple de Bastet et elle est capable de voir les démons la nuit. En voulez-vous un ?

Senmout caressa la soyeuse fourrure grise et le petit chat miaula en tentant vainement de lui donner des coups de griffes. C’étaient de très beaux animaux, minces et élancés, au museau pointu et aux yeux bridés. Comme tous les Égyptiens, Senmout aimait les chats et il la remercia pour sa générosité.

— Je dois demander l’autorisation à mon maître, mais je ne pense pas qu’il me la refusera, du fait que la mère de ce chaton est aussi remarquable.

— Eh bien, prêtre, qu’avez-vous donc fait depuis notre dernière rencontre ? lui demanda-t-elle.

Il déposa le petit chat sur l’herbe, se carra confortablement dans les coussins et admira le calme du lac avant de répondre. Il ne savait toujours pas la raison de cette audience et ne pouvait donc en prévoir l’issue, mais il demeurait persuadé qu’il lui fallait peser ses mots. L’idée de se servir d’Hatchepsout afin de mener à bien ses projets ne l’avait pas effleuré un seul instant. Il désirait simplement faire plus amplement sa connaissance, car il lui semblait que la chance les avait réunis et lui avait offert une nouvelle amie.

— Je me suis livré aux occupations qui m’incombent au temple, car tel est le devoir d’un bon prêtre, princesse.

— Frotter les carreaux et faire les commissions ?

Il la regarda d’un air pénétrant, mais elle n’avait mis aucune malice dans sa question.

— Oui. C’est cela.

— Et vous avez l’intention d’y consacrer toute votre vie ?

Elle examinait avec attention les doigts effilés de Senmout croisés sur son vêtement de lin et ses larges épaules carrées. Sous ses épais sourcils bruns, ses yeux étaient doux, et elle se sentit à l’aise auprès de lui, sans la moindre envie de le taquiner ni le tourmenter, ainsi qu’elle en avait l’habitude avec Touthmôsis. Il serait tellement plus habile que Touthmôsis à conduire le char et à lancer le javelot.

Il lui jeta un rapide coup d’œil mais, cette fois-ci, elle ne sourit pas.

— Comme tout le monde, Altesse, j’ai des rêves, des rêves secrets qui ont fort peu à voir avec la réalité.

— Bien sûr. Mais j’ai entendu dire qu’un homme déterminé et sûr de lui pouvait réaliser ses rêves s’il en prenait la peine.

— Je ne suis pas encore un homme, Altesse.

Cela voulait tout dire et ne rien dire à la fois.

L’éducation qu’avait reçue Senmout ne l’avait pas laissé ignorant de la diplomatie.

Hatchepsout poussa un soupir et remit son petit chat dans le panier.

Senmout allait se lever, croyant l’entretien terminé, mais elle posa la main sur son bras nu et il tressaillit.

— Savez-vous que je suis à présent prince héritier ? lui demanda-t-elle doucement.

— C’est, Altesse, un grand honneur pour l’Égypte, répondit-il, la tête baissée.

— Je vous dois une faveur, prêtre, et j’ai l’intention de m’en acquitter maintenant. Mon père m’a donné toute liberté à cet égard ; je voudrais vous accorder quelque chose. (Elle le regarda anxieusement.) Vous ne refuserez pas ?

— Vous ne me devez rien du tout, Altesse. J’ai fait ce que j’estimais être mon devoir, rien de plus. Mais puisque vous jugez que mon devoir mérite récompense, alors je ne refuserai pas.

— Joliment dit ! se moqua-t-elle gentiment. Eh bien, pensez-y. Que souhaitez-vous ?

Senmout regarda glisser les cygnes sur le lac. Il vit voler les mouettes et les petites poules d’eau s’ébrouer dans l’eau. Il remarqua les deux suivantes en train de bavarder. Il entendit la légère respiration de la princesse et du coin de l’œil observa l’étoffe aérienne de ses vêtements qui bruissait dans la brise. Mais tout cela fut bientôt submergé par le flot de son ambition. Il eut la nette impression que quelque main invisible le mettait soudain en présence de tous ses rêves, de ses espoirs, de ses souffrances. Il pensa à Ka-mes, son père, qui ne souhaitait pour son fils que la sécurité et l’anonymat ; il pensa à son maître et à ses maux d’estomac, mais il pensa surtout au pharaon, à ce géant au pouvoir illimité.

Il s’agenouilla aux pieds d’Hatchepsout.

— Altesse, plus que tout au monde, je désire étudier l’architecture avec le grand Inéni. C’est cela que je désire, cela et rien d’autre.

— Vous ne voulez pas une belle maison ? lui proposa-t-elle en faisant la moue.

— Non.

— Alors une terre ? Deux épouses ? Un grand domaine ?

Senmout éclata d’un grand rire tant il se sentait soulagé et heureux.

— Non, non et non ! Je veux simplement devenir un architecte, si modeste soit-il. Je ne sais pas encore si j’aurai du talent, mais c’est ce que je dois découvrir ! Me comprenez-vous, Altesse ?

Hatchepsout se leva d’un air hautain.

— Vous me faites penser à ma chère Osiris-Néférou. Elle passait son temps à me demander si je la comprenais, et je dois avouer qu’il m’arrivait parfois de trouver bien ennuyeux d’avoir à essayer. Mais oui – elle prit la main de Senmout qui la serra malgré lui – je crois que je comprends. J’ai abrégé votre rêve, n’est-ce pas ?

Il se pencha pour embrasser la petite paume.

— Exactement, lui répondit-il. Vous l’avez abrégé de la longueur d’une vie entière !

Elle retira sa main et appela ses suivantes.

— Vous êtes bien sûr ? insista-t-elle.

— Tout à fait sûr.

— Je vais donc en parler à mon père, qui en parlera à Inéni. C’est un vieux personnage grincheux qui n’acceptera certainement pas de gaieté de cœur un nouvel élève. Mais vous, vous serez heureux. Je l’ordonne !

Senmout prit le chaton tout endormi.

— Prends le panier, dit Hatchepsout à Nosmé.

Elle était déjà loin, ayant laissé Tiyi plier la natte et ranger les coussins. Senmout, seul et éperdu de bonheur, s’aperçut alors qu’elle n’avait pas même attendu qu’il la saluât.

 

Touthmôsis fit dîner sa fille à ses côtés pour qu’elle lui rendît compte de son entrevue avec Senmout. Le récit de son escapade l’amusa fort. Lorsqu’elle lui apprit le souhait de ce novice effronté, il laissa échapper une exclamation mi-outrée, mi-moqueuse. L’assemblée tourna vers lui des yeux pleins d’inquiétude, mais il cria aux musiciens de continuer à jouer et dépêcha un messager chez Inéni. Tout en dégustant un pigeon grillé, il se fit de nouveau raconter ce qui s’était passé. Hatchepsout en fut quelque peu contrariée, car son père ne lui laissait pas une seconde de répit et son repas était en train de refroidir.

Inéni arriva enfin. Il se prosterna, impeccable et imperturbable, bien qu’il ait dû abandonner ses occupations toutes affaires cessantes afin de répondre à la convocation impériale. Inéni était nettement plus grand que la moyenne et encore svelte en dépit de son âge avancé. Le nez aquilin, une bouche décidée, le crâne étonnamment lisse et protubérant, complètement rasé, son visage aurait pu sembler dur et impitoyable n’était l’expression malicieuse de ses yeux gris. Mais il savait rire et son amour de la vie l’aidait à supporter les tourments de son génie.

— Inéni, cria Touthmôsis. Assieds-toi là, près d’Hatchepsout. Son Altesse a quelque chose à te dire.

L’architecte ne témoigna aucune surprise. Il accepta le vin que lui offrait l’esclave du pharaon, le but avec lenteur, et attendit en examinant ses bagues.

Hatchepsout était furieuse. Elle raconta son histoire pour la troisième fois, en termes brefs et secs. Contrairement à son père, Inéni ne rit pas, mais l’écouta attentivement sans la quitter des yeux. Son récit à peine terminé, au moment où elle allait enfin manger une bouchée de pain de seigle, il lui demanda :

— Altesse, vous dites que ce prêtre n’est qu’un novice ? Une sorte de paysan ?

C’en était trop !

— Je dis que je vous ordonne de vous taire et de me laisser dîner. Et je dis que je répondrai plus tard à toutes vos questions. Je meurs de faim moi, même les esclaves ont déjà pu se restaurer.

Inéni attendit, Touthmôsis attendit, Ahmès attendit, les esclaves attendirent pendant qu’elle mangeait et buvait à satiété. Enfin, elle repoussa sa table et s’installa plus confortablement en soupirant d’aise.

— C’est un jeune homme intelligent et des plus convenables. Il me plait. Il est aimable et respectueux et ne se plaint pas comme…

Elle allait dire « comme Touthmôsis » mais elle se souvint à temps que son père lui avait fortement recommandé de garder ses opinions pour elle ; elle poursuivit :

— Comme certains. Par ailleurs, je lui dois effectivement cette faveur et me suis engagée à la lui accorder avec l’autorisation de mon père. J’espère, cher Inéni, que vous lui donnerez la possibilité de faire ses preuves. Il y a en lui tant d’impatience !

Inéni ne répondit rien, mais grimaça un sourire. Il avait, lui aussi, une certaine affection pour son nouveau prince héritier qu’il trouvait infiniment plus énergique et capable que le jeune timoré auquel ce titre était normalement destiné.

— C’est un plaisir de vous obéir. Altesse, finit-il par articuler. Envoyez-moi cette personne, je m’en occuperai.

À vrai dire, Inéni n’avait aucune envie d’assumer à son âge la formation d’un nouvel élève. Il désirait se retirer le plus vite possible et jouir enfin des avantages que lui avaient valus ses bons et loyaux services, et de ses épouses, de son fils, de ses jardins. Mais il ne pouvait sous aucun prétexte repousser une telle requête.

« Nous allons bien voir quelles sont les capacités de jugement de la petite princesse », pensa-t-il en sortant du palais.

 

Tôt le lendemain, Senmout fut réveillé par un coup frappé à sa porte ; avant qu’il ait pu se lever, sa chambre fut envahie. Son maître, l’air toujours aussi épuisé, le salua sèchement. Deux esclaves, portant le costume bleu et blanc du palais, attendaient derrière lui.

— Vous êtes prié de quitter votre cellule et de vous rendre sur-le-champ, chez le noble Inéni, lui dit son maître avec une certaine irritation. Je ne sais pas de quoi il s’agit et ne désire pas le savoir. Dépêchez-vous de vous habiller. Ces hommes s’occuperont de vos affaires.

Il tourna les talons et sortit sans ajouter un mot.

Senmout, encore tout ensommeillé, vit les esclaves ranger dans son coffre ses quelques biens, sa coupe, ses sandales, son meilleur vêtement et quelques autres babioles. Les rares rouleaux appartenant à la bibliothèque du temple furent posés sur la paillasse déjà dégarnie et les deux hommes disparurent sans lui laisser le temps de leur demander le chemin.

Il se leva hâtivement et enfila sa tunique de la veille. Un garde l’attendait pour le conduire au palais. Ensemble ils quittèrent le temple. Senmout partit sans se retourner.

Quelques minutes plus tard, ils s’engageaient dans une allée bordée de statues du dieu Touthmôsis, dépassaient bientôt le bosquet de sycomores et parvenaient à la porte ouest du palais. Là, son compagnon s’arrêta, glissa un mot aux gardes qui les laissèrent passer, et Senmout pénétra pour la première fois de sa vie dans l’enceinte royale.

Bien réveillé à présent, c’est avec quelque crainte et une légère déception qu’il regarda autour de lui. Les lieux offraient peu de différence avec ceux qu’il venait de quitter.

Il sut par la suite qu’il se trouvait alors fort loin des appartements royaux et de la grande salle d’audience. On l’avait conduit directement dans l’aile réservée aux bureaux et aux ministères, où le pharaon se rendait presque tous les jours, pour exercer ses fonctions administratives, ce qui expliquait l’absence de tout décorum. Les couloirs étaient étroits et silencieux.

« Je ne retrouverai jamais mon chemin dans ce dédale », pensait Senmout.

Son escorte s’arrêta enfin devant une porte en cèdre finement sculptée et rehaussée d’argent. À peine eut-il frappé, qu’un jeune esclave ouvrit eh saluant profondément.

— Vous êtes attendu, dit-il d’un ton hésitant.

Un Syrien probablement, pensa Senmout en remarquant sa ressemblance avec Bénya. Son garde salua à son tour et s’éclipsa. L’esclave l’introduisit dans une pièce éclatante de soleil, qui le laissa ébloui et étourdi comme un animal que l’on sort brutalement de sa tanière.

— Avancez, lui ordonna une voix douce et claire. J’aimerais vous voir de plus près.

Senmout s’éloigna de la porte. Devant lui s’étendait un carrelage noir et blanc au bout duquel se trouvait une immense table massive recouverte de monceaux de rouleaux de toutes sortes. À sa droite s’élevait un mur lisse orné d’une frise représentant le dieu Imhotep présidant à l’édification des grandes pyramides. À sa gauche la pièce donnait sur une galerie dallée, au bout de laquelle brillait le lac sacré. Les nombreux arbres plantés entre le lac et la galerie donnaient à Senmout l’impression de se trouver à la lisière d’une forêt baignée de soleil.

Un homme se tenait debout derrière le bureau, et Senmout sut immédiatement qu’il se trouvait en présence du plus grand des architectes après l’homme-dieu qui avait édifié les tombeaux royaux représentés sur le mur, un homme à respecter, voire à craindre, mais aussi à aimer.

Inéni attendait, les bras croisés. Senmout bomba le torse, s’avança vers lui et salua. Inéni sourit.

— Je suis Inéni, dit-il posément. Vous êtes Senmout, mon nouvel élève, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Pour quelle raison êtes-vous ici ?

Senmout sourit à son tour et Inéni fut favorablement impressionné. Les yeux de l’architecte détaillèrent les épais sourcils, les yeux sombres et décidés, les pommettes saillantes, la bouche sensuelle et énergique du jeune homme ; il y reconnut les signes de la noblesse. « Ma princesse disait vrai, se dit-il. Ce garçon promet. »

— Je suis ici pour apprendre comment transformer les rêves royaux en réalité tangible. C’est à cela que je suis destiné, noble Inéni.

— Vraiment ? Et pensez-vous avoir en vous la volonté, le courage et la force de travailler tant qu’il faudra ou alors de mourir ?

— Je ne m’y suis jamais essayé, mais je le crois.

Inéni décroisa ses bras et indiqua du doigt le bureau surchargé.

— Eh bien, nous allons nous y mettre. Vous allez lire tout ceci, sans interruption, sauf pour manger et dormir, jusqu’à ce que vous ayez pris connaissance de toutes ces informations. Votre lit est là-bas, ajouta-t-il en montrant une petite porte. Cet homme est votre esclave, il vous apportera tout ce dont vous aurez besoin. D’ici un jour ou deux, nous reparlerons, et alors… (Il se dirigea vers la porte.) Alors nous verrons. Je me mets au travail de bonne heure, comme vous avez pu le constater. Je termine tard. J’espère que vous ferez de même. Et ne vous inquiétez surtout pas. Je vous aime bien. Le prince héritier également. Que demander de plus ?

Inéni sortit sur un petit signe de tête. Senmout se détendit enfin et s’approcha des rouleaux. Il ne pouvait voir le bas de la pile, mais il posa la main dessus, conscient de la gravité du moment. La clé de l’énigme se trouvait là, douce et accueillante, sous sa main.

— Apporte-moi à manger ainsi qu’un peu de vin, demanda-t-il distraitement à l’esclave qui attendait derrière lui.

Il saisit le premier rouleau et, assis derrière le bureau, le déroula et commença sa lecture.

 

Au bout d’une année éprouvante, passée à s’abîmer les yeux à lire jusqu’à n’en plus pouvoir, plongé dans les vieux plans et les diagrammes, à apprendre les us et les coutumes de son métier, Senmout fut enfin autorisé à aller voir certaines réalisations d’Inéni. Il eut accès au rabot, aux outils du géomètre, à la plume du dessinateur. Son regard perspicace et son talent naturel lui permirent de découvrir facilement un angle incorrect, de résoudre un problème de construction. Il passa son temps à s’instruire avec le plus grand plaisir. Pour la première fois de sa vie, il était heureux, réellement heureux et plus rien n’existait pour lui en dehors des moments qu’il passait avec son maître.

Inéni était à la fois content et surpris. Il prit peu à peu plaisir à la compagnie de ce jeune garçon qui devenait un bel homme, à l’esprit vif et clair, et progressivement il prit l’habitude de consulter Senmout pour chacun de ses projets. Le temple de Medinet-Habou fut achevé. D’autres furent édifiés à Ombo, Ibrim, Semneh et Koumneh. Seul le projet favori de Touthmôsis, le temple d’Osiris à Abydos, restait un secret pour Senmout. Inéni était le seul autorisé à y travailler et lorsque l’Unique venait consulter son architecte, Senmout partait se promener dans les jardins, au bord du lac.

Senmout souhaitait parfois apercevoir la petite princesse. Mais cela ne se produisait jamais. Tout se passait comme s’ils ne s’étaient jamais rencontrés. Il fit la connaissance du fils d’Inéni, le jeune Menkh, et c’est grâce à lui qu’il apprit quelques anecdotes sur Hatchepsout : comment, lors de sa première chasse au canard dans les marais, elle avait adroitement visé un oiseau de sa flèche et comment, après son premier cri de joie, elle avait fondu en larmes et bercé le petit corps ensanglanté dans ses mains. Menkh lui apprit également qu’elle se distinguait à l’entraînement militaire. Aahmès pen-Nekheb la réprimandait comme n’importe quelle autre jeune recrue, ce qu’elle acceptait sans broncher, et elle faisait trotter les chevaux comme un homme. Senmout aimait bien Menkh. Il possédait la tranquille et amicale assurance que lui conférait le rang de son père, mais il approuvait le désir de Senmout de se rapprocher du pouvoir et le traitait avec sympathie. Malgré la différence de leurs conditions, les deux jeunes hommes se découvrirent de nombreux points communs.

Quelque temps après ses premières leçons avec Inéni, Senmout se rendit au marché de Thèbes pour y louer les services d’un scribe. Il lui dicta une lettre pour Bénya, où il lui en racontait autant que le lui permettait sa bourse, car le scribe était payé au mot, et les mots se précipitaient sur ses lèvres. Un mois plus tard, il reçut une réponse enthousiaste dans laquelle Bénya lui annonçait qu’il ne rentrerait pas avant le printemps prochain.

Il fit l’acquisition d’un beau bracelet en électrum, sur lequel était gravée sa nouvelle situation sociale, afin que nul ne l’ignore, et embellit son vêtement de fil d’or. Il était encore prêtre mais il n’allait que très rarement au temple. Les rites du culte l’intéressaient fort peu et il préférait se promener parmi les obélisques et les colonnes de Karnak, songeant à ce qu’il ferait si on lui demandait de compléter cet impressionnant alignement de monuments. Il prenait plaisir à y recevoir les hommages de ceux qui, peu de temps auparavant, ne lui auraient prêté aucune attention et il aimait discuter dans les carrières avec les autres architectes, sans manifester toutefois la moindre suffisance. Il savait qu’il y avait loin de l’apprenti à l’homme de confiance du pharaon, même si ses vêtements étaient plus luxueux et si son vin venait de Charou.

Il n’oublia pas non plus la jeune fille à laquelle il devait un tel changement de fortune. Mais il semblait que s’étant libérée de sa dette, elle ne s’intéressât plus à son sort.